Le mythe du finnois difficile
Ce texte à vocation résolument polémique a été publié une première fois en 1997 dans les Mélanges offerts à Anna Kokko-Zalcman par ses anciens élèves de lʼINALCO. Il sʼagissait dʼun recueil entièrement privé non publié, distribué uniquement à Anna Kokko-Zalcman et aux auteurs des articles. Trois des articles, dont celui-ci, ont été ensuite publiés, en 1998, dans une revue de large diffusion (Boréales, voir Publications). Le texte a été écrit au départ pour un public francophone et le ton était volontairement léger. La version figurant ici a été remaniée et étoffée de quelques remarques plus « scientifiques ».
« Miten joku voi oppia suomea? »
À la fin des années 1970, la branche des lettres classiques présentait des débouchés quasi nuls. N’ayant nulle envie de tenter et retenter avec trois mille autres malheureux de décrocher l’un des dix postes (environ) mis généreusement au concours par l’éducation nationale, je suis allé, fort d’un premier contact avec la Hongrie, rejoindre les rangs des finno-ougristes de tout poil dans les bâtiments lugubres de Censier (Paris III). Ce n’est pas que les perspectives d’emploi y aient été nettement plus alléchantes, mais le cagibi de Censier, qui tenait lieu d’institut des langues finno-ougriennes, avait au moins le mérite de changer du thème grec. Résultat : après deux ans et demi à Paris, je me suis retrouvé professeur de … français. En Finlande, certes, mais avouez que c’est un peu tomber de Charybde en Scylla.
Au lieu de travailler sur la substance finno-ougrienne et éventuellement de pouvoir enseigner un jour cette matière à des francophones, je me suis retrouvé à faire l’inverse ! Certes, dans cette tâche de professeur de français langue étrangère, les études de finnois sont loin d’avoir été inutiles. Et, en près de vingt ans, j’ai eu le temps de roder les connaissances acquises à Censier.
Ces années passées à expliquer les mystères de la grammaire française à des étudiants finlandais m’ont convaincu d’une chose, et c’est le message essentiel que je tiens à livrer aux habitants de la planète : le finnois n’est pas cet idiome dégoulinant de déclinaisons et de formes complexes que l’on prétend habituellement, le finnois est une langue FACILE. Je n’irai pas jusqu’à dire « ridiculement » facile, mais ça me démange. La difficulté du finnois est un mythe. Entretenu sciemment ou non par les Finlandais. Un mythe qui a la vie aussi dure que le Père Noël (qui, comme le savent les gens civilisés non suédois et non norvégiens, habite à Korvatunturi).
En général, à l’énoncé d’une telle assertion, le doute se dessine sur le visage de l’interlocuteur finlandais. Pourtant, les justifications ne manquent pas. Si l’on compare la grammaire du français, langue réputée elle aussi comme au moins moyennement difficile, et celle du finnois, c’est un helppo nakki. Jugez-en :
français finnois modèles de conjugaisons 60 4 modes 3 2 temps simples 7 4 temps du passé (indicatif) 9 3 temps du subjonctif 4 0 articles 3 0 genres grammaticaux 2 0 conjonctions convessives 15 2
Ceci pour ne donner que quelques exemples. On pourrait affiner et prolonger cette liste. Ce qui est sûr, c’est que le Finlandais apprenant le français perd un temps considérable avec des problèmes que ne rencontre pas son homologue fennisant de France. La morphologie du finnois est d’une régularité d’horloge (ou presque), et les verbes finnois font piètre figure devant les verbes du 3e groupe en français. Les plus grandes difficultés pour les finnophones : le choix des temps au passé (le couple imparfait – passé composé, essentiellement), le choix entre le et la (eh oui...) et, surtout, le choix entre article défini, article indéfini et article zéro. Ce dernier problème est vraiment une gigantesque bouteille à l’encre, en comparaison de laquelle le problème du subjonctif dans les subordonnées est ridiculement simple, parce que très facile à circonscrire. Comme on le voit, à l’exception du choix des temps du passé, qui peut poser certains problèmes dans le sens français > finnois aussi, les difficultés énumérées n’existent pas pour le francophone étudiant le finnois.
Sur le plan général de l’agencement du message et de l’ordre des mots, pas de difficultés majeures pour le francophone qui apprend le finnois. Aussi bizarre que cela puisse paraitre de prime abord, puisqu’il s’agit de langues théoriquement assez éloignées, dans l’ensemble on est en terrain connu : S-V-O, information à la fin de la phrase, etc. Là encore, le finnophone a plus de problèmes : ces sacrés pronoms qui se promènent partout ! Comparez la belle stabilité finnoise avec ce qui se dit en français :
Onko hän käynyt siellä ? Y est-il allé ?
Hän ei sanonut sitä. Il ne l’a pas dit.
Hän ei halunnut sanoa sitä. Il n’a pas voulu le dire.
Bref, qui est le plus à plaindre ? Laquelle des deux langues est la plus difficile ? (Rumeur dans le fond du cagibi de Censier) : « et les quinze cas du finnois ? et la déclinaison ? » (Réponse) : « et les 50 – 60 prépositions ou locutions prépositionnelles du français ? » (Silence). (Nouvelle rumeur) : « et le problème de l’objet en finnois ? Hein, et le partitif dans tout ça ? » (Touché). Eh oui, bon d’accord, il y a le partitif. Bouteille au jus de myrtille. Personnellement, je n’ai toujours pas compris comment ça marche. Chaque fois que je crois avoir compris, survient un exemple qui abat le bel édifice. Avant, je me disais que je ne comprenais pas parce qu’on me l’avait mal expliqué. Maintenant, je pense que je ne comprendrai plus. Les Finlandais eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux quand on leur soumet un problème. De toute façon, il faut bien qu’il y ait quelque chose de difficile quelque part !
Mais, au total, je crois qu’il faut reconnaitre honnêtement que sur le plan de la difficulté, en tout cas en ce qui concerne la morphologie, le français n’a rien à envier au finnois, et que ce serait plutôt l’inverse. L’alternance consonantique, qui semble si déroutante au départ, est une simple question d’habitude. Il y a bien quelques verbes amusants dont le thème est impossible à déduire à partir du seul infinitif (et vice-versa), comme keritä / kerkiä-, siitä / sikiä-, toeta / tokene- ou substantifs de la même eau, comme ien / ikene- ou le fameux äes / äkeen, mais c’est marginal.
Au-delà de ces considérations statistiques, qui n’ont pas la prétention d’être un tableau fidèle et résultant de recherches poussées, on peut faire plusieurs remarques. Tout d’abord, la notion de langue difficile et langue facile est, comme on le sait, dénuée de sens. Il n’y a pas de langue facile. Et il n’y a pas non plus de langue difficile. Il y a des langues qui demandent plus d’efforts que d’autres, certes. Et même si l’on parvenait à établir des critères objectifs pour mesurer le degré de difficulté « absolu » des langues, il subsisterait bien des différences subjectives selon les apprenants. Moi, je trouve le finnois relativement facile, surtout comparé au sanskrit ou au grec classique, mais ce n’est forcément le cas de tout le monde.
Pourquoi présente-t-on le finnois comme une langue difficile ? Du côté francophone, il y a bien sûr la tendance naturelle à présenter une langue « exotique » comme « hyper-difficile », ou alors il s’agit d’une simple ignorance. Mais du côté finlandais ? Pourquoi toujours la même réaction : miten joku voi oppia suomea (Comment est-il possible que quelquʼun apprenne le finnois), sous-entendu : sehän on niin hirveän vaikea kieli! (cʼest une langue si terriblement difficile) ? Ne serait-ce pas plutôt dans l’intérêt des Finlandais de vanter la régularité et la simplicité de leur langue, et d’inviter tout le monde à l’apprendre, surtout à l’heure de l’Union européenne ? Voilà qui pourrait faire vendre quelques téléphones Nokia de plus !
En fait, pour les Finlandais, la difficulté de leur langue est un trésor national. L’Union européenne n’a pas (encore) débarrassé les Finlandais de leur complexe d’infériorité vis-à-vis des grands pays d’Europe. Ils sont souvent les premiers à dire qu’il n’y a pas grand-chose d’intéressant dans leur pays (sur le thème : qu’est-ce qu’un étranger peut bien venir faire ici ?). Or, il y a des choses intéressantes. Les lacs, l’hiver, le sauna, la nature et … la langue, si difficile. Celle dont Sauvageot disait : « La nation finnoise peut légitimement être fière de la langue qu’elle s’est construite à la mesure de son génie. Quiconque l’a pratiquée tant soit peu se sent obligé d’en rendre hommage à tous ceux qui l’ont voulue et réalisée telle qu’elle est. » Cette langue difficile, impossible à apprendre pour un étranger, est un des trésors que nul ne saurait arracher au peuple finnois. Tout le monde n’en pas, des langues difficiles comme ça !On comprend donc les réactions pour le moins étonnées quand quelqu’un vient affirmer que le finnois, c’est de la rigolade.
Tout ce que j’ai dit avant ne vaut que quand on apprend et parle le finnois. Quand on commence à le traduire, on se rend compte de l’abime qui sépare parfois les deux modes d’expressions, finnois et français. Et le finnois devient difficile. À traduire. Car finalement, le finnois se débrouille bien mieux que le français pour dire les choses, simplement et efficacement. Quels trésors d’ingéniosité ne faut-il pas parfois déployer pour rendre les mots les plus simples. Essayez donc de traduire par deux substantifs simples et courants maljakon rikkoutuminen. Mais je me rends compte que ce que je viens de dire implique que c’est en fait le français qui est difficile. Décidément ! On n’en sort pas !
© Jean-Michel Kalmbach 1998-2001
Mais ce n'est pas parce que le français est une langue difficile pour les Finlandais, que le finnois en devient facile pour les francophones ! Leurs cas ont beau suivre une certaine logique, dès que je souhaite exprimer une construction que je n'ai jamais croisée, j'en suis à me creuser les méninges pour 1) trouver le mot qui convient et qui n'a jamais rien à voir avec aucune autre langue, 2) deviner quel cas employer, 3) construire la forme appropriée. Rien n'est insurmontable, bien entendu, mais il y a un certain nombre de langues où l'on peut se contenter d'aligner les mots et d'espérer se faire comprendre... En finnois, ça ne marche jamais ! Il faut admettre qu'en tant que francophone, il y a moyen de trouver un certain nombre de langues plus faciles à apprendre, et où l'on cessera peut-être un jour de me répéter que "de toutes façons, dans dix ans je continuerai à faire des fautes"...
Ceci dit, j'aime cet article en ce qu'il remet un peu les choses en place, et dans mon esprit tordu la pitié pour les pauvres petits Finlandais qui tentent d'apprendre le français se transforme en courage pour mon propre apprentissage de leur langue... En réalité, monsieur Kalmbach, vous devriez traduire votre article en finnois ! :)
Ah ah, cette discussion a dû t'échapper :
ReplyDeletehttp://www.salutfinlande.net/forum/viewtopic.php?f=17&t=1821&start=0#p25160
Mais bien sûr tes arguments sont complémentaires et c'est bien vu.
Même en anglais, langue réputée plus simple que le finnois, peu de gens parlent sans fautes, moi-même après 20 ans de pratique je suis loin de faire un sans faute.
Et je suis sûr qu'écrire cet article en finnois ne poserait aucun problème à Mr Kalmbach.
Tiens oui ! J'avais lu la discussion mais j'ai loupé le lien... Honte sur moi !
ReplyDeleteJe pense qu'il devrait le traduire en finnois parce qu'au fond, c'est une comparaison entre deux langues, elle devrait être disponible dans les deux langues... Histoire de dissuader les Finlandais de nous dissuader d'apprendre leur langue (ou bien histoire de les dégoûter du français :D)