Friday 22 March 2013

Souvenirs d'une princesse

Il y a des gens, parfois, qui sont vraiment extraordinaires. Pas des super-héros, mais des gens dont on sent qu'ils pourraient faire l'objet d'un livre ou d'un film, qui ont vu, connu, vécu des choses tellement différentes de notre expérience quotidienne.  Des gens qui existent vraiment, dans notre réalité, dans notre entourage. Moi je connais une personne comme ça. C'est Mamy.

Mamy, c'est la tante de ma maman - enfin pas vraiment, plutôt la soeur de la troisième épouse de son père, mais ça revient au même. La vie de Mamy est tellement passionnante que quand elle nous la racontait, quand j'étais plus jeune, je voulais devenir écrivain pour pouvoir la conserver. A un moment, j'ai même eu la ferme intention d'acheter un dictaphone et de l'interviewer, enregistrer son histoire et ses rires pour qu'ils ne s'effacent jamais. Elle vieillissait, déjà...  Mais la vie m'a emportée et je ne l'ai jamais fait.

Mamy, elle s'appelle en fait Léontine.  Elle est née au Congo belge, il y a bien longtemps de cela (on ne demande pas de dates aux dames de son âge). Dès le début, sa vie fut extraordinaire.  Elle était l'une des filles métisses d'un homme qui avait fait fortune dans la plantation de café au moment où son pays se divisait en deux classes : les riches Belges blancs et les noirs qui travaillaient pour eux, dont certains commençaient à monter l'échelle sociale - comme son père, par exemple, ou comme le père de ma mère, un technicien qui avait fait l'université grâce à un père blanc et généreux. Quand elle parle de son enfance, ça ressemble à un conte africain : les bananes, le fleuve Congo, la jungle, les odeurs, les légendes... Je me souviens quand elle nous expliquait que l'animal le plus dangereux d'Afrique, c'est l'hippopotame qui dévore les femmes et les enfants s'approchant au bord du fleuve ; parfaitement silencieux et invisible malgré sa taille, le prédateur parfait - moi qui le voyais comme un gros herbivore inoffensif ! Elle nous parlait aussi des sorciers qui étaient à la fois des sages, des chefs de village, des médecins et des magiciens, loins des inoffensifs "sauvages illetrés" qu'on s'imagine. Elle nous a raconté un jour comment un sorcier pouvait créer un sort mortel en offrant un petit sachet apparemment vide à ouvrir au-dessus de la nourriture de la victime, qui mourrait rapidement. En fait, le sachet contient des moustaches de tigre coupées si finement qu'elles sont presque invisibles, mais si solides et pointues qu'elles perforent l'estomac de celui qui les avale ! 

Léontine, quand elle était jeune, elle était très belle. Vraiment très belle.  Elle l'est restée, d'ailleurs ; je l'ai connue quand elle était déjà grand-mère et elle était tout simplement magnifique, avec une peau caramel extraordinairement douce et les plus beaux cheveux que j'aie jamais vus, des cheveux noirs, longs, raide et juste un peu crêpus, dont elle faisait une sorte de couronne surmontée d'un chignon. C'est l'un des exemples qui m'a très tôt donné envie d'avoir des cheveux longs moi aussi. Elle parle d'une voix très douce et puis elle sourit tout le temps, vraiment tout le temps, d'un sourire tendre et toujours sincère. Ca rend une femme belle, ça.  

Et comme si ça ne suffisait pas, la jeune Léontine était un beau parti. Elle était éduquée je pense, je n'en sais rien, mais en tous cas c'est toujours une femme intelligente et sensible. C'était aussi une femme indépendante, je pense. A l'époque, son père était riche et ouvert d'esprit, ce qui fait que dans les années soixantes, quand les femmes européennes étaient toujours consignées au foyer, Léontine et ses soeurs conduisaient l'une des premières voitures d'Afrique !  Imaginez, des femmes, des métis, dans un pays encore dominé par les traditions et les hommes... Qu'est-ce que ça a du être !  Léontine a donc, de son propre aveu, fait l'objet de nombreuses demandes en mariage. Elle nous a raconté en riant l'offre qu'elle avait reçue de la part d'un chef de village très puissant dans sa région : "Tu seras ma quatrième femme, mais ne t'inquiètes pas, tu seras ma préférée !"... Comme sa vie aurait été différente si elle avait dit oui !

Finalement, c'est un Belge qu'elle a épousé. Joseph. Je suppose que c'était un mariage d'amour, j'imagine ; elle a toujours dit beaucoup de bien de son mari après sa mort. Ca a dû aussi être considéré comme une opportunité par sa famille ; vivre en Europe, ça a longtemps été le Graal. Mais à l'époque, changer de continent c'est dire entièrement adieu à sa vie passée, et moi qui peux retrouver les miens tous les six mois ou tous les jours sur Skype, je peux à peine imaginer la douleur. Et puis, c'était il y a longtemps (les années 50 peut-être ?). Léontine a débarqué dans un petit village de Wallonie où personne n'avait encore vu de "négresse".  Elle s'est retrouvée dans un monde bien moins libre que celui dont elle venait. Finie, la jeunesse dorée !  Quand j'étais petite, Tonton Jo était toujours assis dans son fauteuil devant la télé, ne lui parlait jamais que pour lui demander de lui apporter quelque chose, ce qu'elle faisait avec le "oui, Chou" de la femme soumise - avant de retourner dans la cuisine pour s'offrir de grands fous-rires avec les femmes. Entretemps, il y avait eu cinq enfants et une vie de femme au foyer dans un pays qui n'était pas le sien, au fond d'un village où, j'imagine, elle n'a pas dû être acceptée avant des années. 

Et pourtant, elle était restée extraordinaire. Elle a servi de mère à la mienne quand elles étaient toutes deux perdues loin des leurs. Elles ont des tas de choses à raconter, ces deux-là !  Le jour où elles ont explosé le nouveau carrelage de la terrasse en essayant d'ouvrir une noix de coco... Je me revois dans la cuisine, petite, à écouter la nièce et la tante discuter en lingala, cette langue si chantante parsemée de mots de français... Quand j'étais petite, Mamy mangeait des tartines de beurre de cacao avec du chocolat en barres. Elle portait des babouches aux pieds. Elle essayait toujours de nous offrir quelque chose à manger ou à boire. Elle souriait et riait tout le temps, et elle voulait qu'on s'amuse, nous aussi. Elle ne se fâchait jamais. Elle ressemblait à la grand-mère parfaite, mais en mieux. 

A l'époque où mon grand-père paternel était sur le point de mourir, Mamy nous a hébergées, ma soeur et moi, pour que nous n'ayons pas à vivre le deuil de trop près. J'avais six ans je crois et je m'en souviens encore comme des vacances de rêve. On a enfin pu monter à l'étage de cette grande maison sombre, dormir dans un grand lit, rigoler avec Mamy qui faisait tout pour qu'on s'amuse.  Elle nous a même laissé visiter une grande malle où elle gardait tous ses trésors : des souvenirs d'Afrique, notamment de superbes "boubous", ces tissus dont on fait les pagnes.  Ils étaient si beaux ! J'étais émerveillée. Alors quand Maman est revenue nous chercher, Mamy lui a dit qu'on pouvait en prendre. C'étaient ses seuls souvenirs d'Afrique, mais elle était tellement gentille, tellement généreuse, elle était prête à les donner à deux petites filles juste parce qu'elles avaient les yeux brillants. Maman a dit non bien sûr. 

Mamy a aussi un très grand sens de la famille. Avec ses enfants, ses neveux, nièces, cousins et autres, il y a du boulot pourtant. Mais elle se souvient de tous et de chacun d'entre eux.  Jusqu'il y a peu, elle me téléphonait encore à chacun de mes anniversaires, comme elle devait le faire pour des dizaines d'autres personnes. Ceux dont elle était loin, elle suivait la vie à distance. Elle ne juge jamais, je ne l'ai jamais entendue critiquer qui que ce soit. Elle se réjouit de chaque naissance, verse quelques larmes à chaque décès, sourit à chaque mariage, soupire à chaque divorce. Elle raconte que quand elle était plus jeune, elle était capable de sentir les événements importants. Elle dit qu'à plusieurs reprises, elle s'est réveillée la nuit après avoir rêvé d'une naissance, et qu'on lui raportait plus tard qu'en Afrique, une de ses soeurs avaient eu un bébé ce jour-là. Elle dit aussi que le jour où sa mère est décédée à des milliers de kilomètres d'elle, elle l'a su, à la minute près, même si elle ne l'a appris officiellement que plusieurs jours plus tard. 

Mamy est veuve depuis longtemps maintenant. Après quelques années, elle a vendu sa maison pour aller vivre plus près d'une de ses filles, puis la vieillesse et la maladie l'ont rattrappée.  Elle a dû être envoyée dans une maison de retraite très loin de sa famille. La dernière fois que je lui ai rendu visite, elle avait perdu beaucoup de ses beaux cheveux, elle avait du mal à bouger et se déplacer et parfois à parler. Mais elle souriait toujours, remerciait chacune des infirmières, parlait de ses neveux et nièces, et elle se sentait un peu honteuse de recevoir tant de visites par rapport à ses voisines, malgré les kilomètres. Je me suis dit que ce n'était que la juste récompense pour une vie de bonté.

Je viens d'apprendre que Mamy est à l'hôpital et qu'elle n'en aurait plus que pour quelques heures. Je suis loin, je ne peux rien faire, même pas lui rendre une dernière visite. Je suis seule, je n'ai personne avec qui parler d'elle, et quand j'aurai ma maman au téléphone, il faudra que je sois forte. Alors je m'exprime ici, je raconte son histoire telle que je m'en souviens, avec peut-être des erreurs, mais qu'importe.  Et je prie aussi, moi qui ne suis pas croyante, parce qu'elle, elle l'est, et que j'espère la rejoindre de cette façon sur son lit d'hôpital. Si elle peut sentir les naissances et les morts, j'espère qu'elle sent aussi l'émotion de tous ces gens qui se souviendront d'elle encore très longtemps.


7 comments:

  1. Oh, Nathalie. *hugs*
    Je suis contente pour toi qui l'a connue, triste parce qu'elle va te quitter, et je te dis merci de me l'avoir faite connaître un petit peu.

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  2. Tu lui rends un merveilleux hommage. On sent que cette dame a été extrêmement aimée dans sa vie parce qu'elle était extrêmement aimante et ça, c'est magnifique.
    Je t'embrasse très fort.

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  3. chouette texte.. on s'y croirait vraiment.. mais tellement triste, j'en ai les larmes aux yeux.. je pense qu'il ne faut pas, car ces gens qui vivent leur vie en souriant au bonheur du monde, ne voudraient pas que l'ont pleure.. alors sois forte, soyez forte et soutenez-vous malgré la distance.. gros bisous

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  4. C'est un très bel article et je suis heureuse de connaître un peu cette femme extraordinaire grâce à ces lignes.
    Je pense bien à toi, ta famille et à Mamy.

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  5. Une histoire tellement touchante. Les plus belles choses de la vie sont sûrement les plus simples: les histoires qu'on se transmet, les témoignages, les récits d'autres époques. Une femme comme Mamy est un exemple. J'aimerais voir la vie toujours positivement comme elle le faisait. Mamy m'inspire.
    Merci Nathalie de partager cette rencontre marquante.

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  6. Merci à vous tous pour vos messages et votre soutien. J'ai écrit ce billet sous le coup de l'émotion, je suis heureuse de savoir que j'ai réussi à en faire passer un petit peu...

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  7. J'en ai les larmes aux yeux. Merci de nous avoir raconté son histoire. N'abandonne pas ton idée d'en faire un livre ;).

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